À la colonne

Auteur: Victor Hugo
Année: 1835
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I
Oh ! quand il bâtissait, de sa main colossale,
Pour son trône, appuyé sur l’Europe vassale,
Ce pilier souverain,
Ce bronze, devant qui tout n’est que poudre et sable,
Sublime monument, deux fois impérissable,
Fait de gloire et d’airain ;

Quand il le bâtissait, pour qu’un jour dans la ville
Ou la guerre étrangère ou la guerre civile
Y brisassent leur char,
Et pour qu’il fît pâlir sur nos places publiques
Les frêles héritiers de vos noms magnifiques,
Alexandre et César !

C’était un beau spectacle ! — Il parcourait la terre
Avec ses vétérans, nation militaire
Dont il savait les noms ;
Les rois fuyaient ; les rois n’étaient point de sa taille ;
Et, vainqueur, il allait par les champs de bataille
Glanant tous leurs canons.

Et puis, il revenait avec la grande armée,
Encombrant de butin sa France bien-aimée,
Son Louvre de granit,
Et les Parisiens poussaient des cris de joie,
Comme font les aiglons, alors qu’avec sa proie
L’aigle rentre à son nid !

Et lui, poussant du pied tout ce métal sonore,
Il courait à la cuve où bouillonnait encore
Le monument promis.
Le moule en était fait d’une de ses pensées.
Dans la fournaise ardente il jetait à brassées
Les canons ennemis !

Puis il s’en revenait gagner quelque bataille.
Il dépouillait encore à travers la mitraille
Maints affûts dispersés ;
Et, rapportant ce bronze à la Rome française,
Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise :
— En avez-vous assez ?

C’était son œuvre à lui ! — Les feux du polygone,
Et la bombe, et le sabre, et l’or de la dragonne
Furent ses premiers jeux.
Général, pour hochets il prit les Pyramides ;
Empereur, il voulut, dans ses vœux moins timides
Quelque chose de mieux.

Il fit cette colonne ! — Avec sa main romaine
Il tordit et mêla dans l’œuvre surhumaine
Tout un siècle fameux,
Les Alpes se courbant sous sa marche tonnante,
Le Nil, le Rhin, le Tibre, Austerlitz rayonnante,
Eylau froid et brumeux.

Car c’est lui qui, pareil à l’antique Encelade,
Du trône universel essaya l’escalade,
Qui vingt ans entassa,
Remuant terre et cieux avec une parole,
Wagram sur Marengo, Champaubert sur Arcole,
Pélion sur Ossa !

Oh ! quand par un beau jour, sur la place Vendôme,
Homme dont tout un peuple adorait le fantôme,
Tu vins grave et serein,
Et que tu découvris ton œuvre magnifique,
Tranquille, et contenant d’un geste pacifique
Tes quatre aigles d’airain ;

À cette heure où les tiens t’entouraient par cent mille ;
Où, comme se pressaient autour de Paul-Emile
Tous les petits romains,
Nous, enfants de six ans, rangés sur ton passage,
Cherchant dans ton cortège un père au fier visage,
Nous te battions des mains ;

Oh ! qui t’eût dit alors, à ce faîte sublime,
Tandis que tu rêvais sur le trophée opime
Un avenir si beau,
Qu’un jour à cet affront il te faudrait descendre
Que trois cents avocats oseraient à ta cendre
Chicaner ce tombeau !

II
Attendez donc, jeunesse folle,
Nous n’avons pas le temps encor !
Que vient-on nous parler d’Arcole,
Et de Wagram et du Thabor ?
Pour avoir commandé peut-être
Quelque armée, et s’être fait maître
De quelque ville dans son temps,
Croyez-vous que l’Europe tombe
S’il n’ameute autour de sa tombe
Les Démosthènes haletants ?

D’ailleurs le ciel n’est pas tranquille ;
Les soucis ne leur manquent pas ;
L’inégal pavé de la ville
Fait encor trébucher leurs pas.
Et pourquoi ces honneurs suprêmes ?
Ont-ils des monuments eux-mêmes ?
Quel temple leur a-t-on dressé ?
Étrange peuple que nous sommes !
Laissez passer tous ces grands hommes !
Napoléon est bien pressé !

Toute crainte est-elle étouffée ?
Nous songerons à l’immortel
Quand ils auront tous leur trophée,
Quand ils auront tous leur autel !
Attendons, attendons, mes frères.
Attendez, restes funéraires,
Dépouille de Napoléon,
Que leur courage se rassure
Et qu’ils aient donné leur mesure
Au fossoyeur du Panthéon !

III
Ainsi, — cent villes assiégées ;
Memphis, Milan, Cadix, Berlin ;
Soixante batailles rangées ;
L’univers d’un seul homme plein ;
N’avoir rien laissé dans le monde,
Dans la tombe la plus profonde,
Qu’il n’ait dompté, qu’il n’ait atteint ;
Avoir, dans sa course guerrière,
Ravi le Kremlin au czar Pierre,
L’Escurial à Charles-Quint ;

Ainsi, — ce souvenir qui pèse
Sur nos ennemis effarés ;
Ainsi, dans une cage anglaise
Tant de pleurs amers dévorés ;
Cette incomparable fortune,
Cette gloire aux rois importune,
Ce nom si grand, si vite acquis,
Sceptre unique, exil solitaire,
Ne valent pas six pieds de terre
Sous les canons qu’il a conquis !

IV
Encor si c’était crainte austère !
Si c’était l’âpre liberté
Qui d’une cendre militaire
N’ose ensemencer la cité !
Si c’était la vierge stoïque
Qui proscrit un nom héroïque
Fait pour régner et conquérir,
Qui se rappelle Sparte et Rome,
Et craint que l’ombre d’un grand homme
N’empêche son fruit de mûrir ! —

Mais non ; la liberté sait aujourd’hui sa force.
Un trône est sous sa main comme un gui sur l’écorce
Quand les races de rois manquent au droit juré ;
Nous avons parmi nous vu passer, ô merveille !
La plus nouvelle et la plus vieille !
Ce siècle, avant trente ans, avait tout dévoré.

La France, guerrière et paisible,
A deux filles du même sang : —
L’une fait l’armée invincible,
L’autre fait le peuple puissant.
La Gloire, qui n’est pas l’aînée,
N’est plus armée et couronnée ;
Ni pavois, ni sceptre oppresseur ;
La Gloire n’est plus décevante,
Et n’a plus rien dont s’épouvante
La Liberté, sa grande sœur !

V
Non. S’ils ont repoussé la relique immortelle,
C’est qu’ils en sont jaloux ! qu’ils tremblent devant elle !
Qu’ils en sont tout pâlis !
C’est qu’ils ont peur d’avoir l’empereur sur leur tête,
Et de voir s’éclipser leurs lampions de fête
Au soleil d’Austerlitz !

Pourtant, c’eût été beau ! — Lorsque, sous la colonne,
On eût senti présents dans notre Babylone
Ces ossements vainqueurs,
Qui pourrait dire, au jour d’une guerre civile,
Ce qu’une si grande ombre, hôtesse de la ville,
Eût mis dans tous les cœurs !

Si jamais l’étranger, ô cité souveraine,
Eût ramené brouter les chevaux de l’Ukraine
Sur ton sol bien-aimé,
Enfantant des soldats dans ton enceinte émue,
Sans doute qu’à travers ton pavé qui remue
Ces os eussent germé !

Et toi, colonne ! un jour, descendu sous ta base,
Le pèlerin pensif, contemplant en extase
Ce débris surhumain,
Serait venu peser, à genoux sur la pierre,
Ce qu’un Napoléon peut laisser de poussière
Dans le creux de la main !

O merveille ! ô néant ! — tenir cette dépouille !
Compter et mesurer ces os que de sa rouille
Rongea le flot marin,
Ce genou qui jamais n’a ployé sous la crainte,
Ce pouce de géant dont tu portes l’empreinte
Partout sur ton airain !

Contempler le bras fort, la poitrine féconde,
Le talon qui, douze ans, éperonna le monde,
Et, d’un œil filial,
L’orbite du regard qui fascinait la foule,
Ce front prodigieux, ce crâne fait au moule
Du globe impérial !

Et croire entendre, en haut, dans tes noires entrailles,
Sortir du cliquetis des confuses batailles,
Des bouches du canon,
Des chevaux hennissants, des villes crénelées,
Des clairons, des tambours, du souffle des mêlées,
Ce bruit : Napoléon !

Rhéteurs embarrassés dans votre toge neuve,
Vous n’avez pas voulu consoler cette veuve
Vénérable aux partis !
Tout en vous partageant l’empire d’Alexandre,
Vous avez peur d’une ombre et peur d’un peu de cendre :
Oh ! vous êtes petits !

VI
Hélas ! hélas ! garde ta tombe !
Garde ton rocher écumant,
Où t’abattant comme la bombe
Tu vins tomber, tiède et fumant !
Garde ton âpre Sainte-Hélène
Où de ta fortune hautaine
L’œil ébloui voit le revers ;
Garde l’ombre où tu te recueilles,
Ton saule sacré dont les feuilles
S’éparpillent dans l’univers !

Là, du moins, tu dors sans outrage.
Souvent tu t’y sens réveillé
Par les pleurs d’amour et de rage
D’un soldat rouge agenouillé !
Là, si parfois tu te relèves,
Tu peux voir, du haut de ces grèves,
Sur le globe azuré des eaux,
Courir vers ton roc solitaire,
Comme au vrai centre de la terre,
Toutes les voiles des vaisseaux !

VII
Dors, nous t’irons chercher ! ce jour viendra peut-être !
Car nous t’avons pour dieu sans t’avoir eu pour maître !
Car notre œil s’est mouillé de ton destin fatal,
Et, sous les trois couleurs comme sous l’oriflamme,
Nous ne nous pendons pas à cette corde infâme
Qui t’arrache à ton piédestal !

Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !
Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ;
Nous en ombragerons ton cercueil respecté !
Nous y convierons tout, Europe, Afrique, Asie !
Et nous t’amènerons la jeune Poésie
Chantant la jeune Liberté !
Tu sera bien chez nous ! — couché sous ta colonne,
Dans ce puissant Paris qui fermente et bouillonne,
Sous ce ciel, tant de fois d’orages obscurci,
Sous ces pavés vivants qui grondent et s’amassent,
Où roulent les canons, où les légions passent ; —
Le peuple est une mer aussi.

S’il ne garde aux tyrans qu’abîme et que tonnerre,
Il a pour le tombeau, profond et centenaire
(La seule majesté dont il soit courtisan),
Un long gémissement, infini, doux et sombre,
Qui ne laissera pas regretter à ton ombre
Le murmure de l’océan !

9 octobre 1830.

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