À l’arc de triomphe

Auteur: Victor Hugo
Année: 1837
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I

À l’Arc de Triomphe

Toi dont la courbe au loin, par le couchant dorée,
S’emplit d’azur céleste, arche démesurée ;
Toi qui lèves si haut ton front large et serein,
Fait pour changer sous lui la campagne en abîme,
Et pour servir de base à quelque aigle sublime
Qui viendra s’y poser et qui sera d’airain !

Ô vaste entassement ciselé par l’histoire !
Monceau de pierre assis sur un monceau de gloire !
Édifice inouï !
Toi que l’homme par qui notre siècle commence,
De loin, dans les rayons de l’avenir immense,
Voyait, tout ébloui !

Non, tu n’es pas fini quoique tu sois superbe !
Non ! puisque aucun passant, dans l’ombre assis sur l’herbe,
Tandis que triviale, errante et vagabonde,
Entre tes quatre pieds toute la ville abonde
Comme une fourmilière aux pieds d’un éléphant !

À ta beauté royale il manque quelque chose.
Les siècles vont venir pour ton apothéose
Qui te l’apporteront.
Il manque sur ta tête un sombre amas d’années
Qui pendent pêle-mêle et toutes ruinées
Aux brèches de ton front !

Il te manque la ride et l’antiquité fière,
Le passé, pyramide où tout siècle a sa pierre,
Les chapiteaux brisés, l’herbe sur les vieux fûts ;
Il manque sous ta voûte où notre orgueil s’élance
Ce bruit mystérieux qui se mêle au silence,
Le sourd chuchotement des souvenirs confus !

La vieillesse couronne et la ruine achève.
Il faut à l’édifice un passé dont on rêve,
Deuil, triomphe ou remords.
Nous voulons, en foulant son enceinte pavée,
Sentir dans la poussière à nos pieds soulevée
De la cendre des morts !

Il faut que le fronton s’effeuille comme un arbre.
Il faut que le lichen, cette rouille du marbre,
De sa lèpre dorée, au loin couvre le mur ;
Et que la vétusté par qui tout art s’efface,
Prenne chaque sculpture et la ronge à la face,
Comme un avide oiseau qui dévore un fruit mûr.

Il faut qu’un vieux dallage ondule sous les portes,
Que le lierre vivant grimpe aux acanthes mortes,
Que l’eau dorme aux fossés,
Que la cariatide, en sa lente révolte,
Se refuse, enfin lasse, à porter l’archivolte,
Et dise : C’est assez !

Ce n’est pas, ce n’est pas entre des pierres neuves
Que la bise et la nuit pleurent comme des veuves.
Hélas ! d’un beau palais le débris est plus beau.
Pour que la lune émousse à travers la nuit sombre
L’ombre par le rayon et le rayon par l’ombre,
Il lui faut la ruine à défaut d’un tombeau !

Voulez-vous qu’une tour, voulez-vous qu’une église
Soient de ces monuments dont l’âme idéalise
La forme et la hauteur,
Attendez que de mousse elles soient revêtues,
Et laissez travailler à toutes les statues
Le temps, ce grand sculpteur !

Il faut que le vieillard, chargé de jours sans nombre,
Menant son jeune fils sous l’arche pleine d’ombre,
Nomme Napoléon comme on nomme Cyrus,
Et dise en la montrant de ses mains décharnées :
— Vois cette porte énorme ! elle a trois mille années.
C’est par là qu’on passé des hommes disparus ! –

II

Oh ! Paris est la cité mère !
Paris est le lieu solennel
Où le tourbillon éphémère
Tourne sur un centre éternel !
Paris ! feu sombre ou pure étoile !
Morne Isis couverte d’un voile !
Araignée à l’immense toile
Où se prennent les nations !
Fontaines d’urnes obsédée !
Mamelle sans cesse inondée
Où pour se nourrir de l’idée
Viennent les générations !

Quand Paris se met à l’ouvrage
Dans sa forge aux mille clameurs,
A tout peuple heureux, brave ou sage,
Il prend ses lois, ses dieux, ses mœurs.
Dans sa fournaise, pêle-mêle,
Il fond, transforme et renouvelle
Cette science universelle
Qu’il emprunte à tous les humains ;
Puis il rejette aux peuples blêmes
Leurs sceptres et leurs diadèmes,
Leurs préjugés et leurs systèmes,
Tout tordus par ses fortes mains !

Paris qui garde, sans y croire,
Les faisceaux et les encensoirs,
Tous les matins dresse une gloire,
Eteint un soleil tous les soirs ;
Avec l’idée, avec le glaive,
Avec la chose, avec le rêve,
Il refait, recloue et relève
L’échelle de la terre aux cieux ;
Frère des Memphis et des Romes,
Il bâtit au siècle où nous sommes,
Une Babel pour tous les hommes,
Un Panthéon pour tous les dieux !

Ville qu’un orage enveloppe !
C’est elle, hélas ! qui, nuit et jour,
Réveille le géant Europe
Avec sa cloche et son tambour !
Sans cesse, qu’il veille ou qu’il dorme,
Il entend la cité difforme
Bourdonner sur sa tête énorme
Comme un essaim dans la forêt.
Toujours Paris s’écrie et gronde.
Nul ne sait, question profonde !
Ce que perdrait le bruit du monde
Le jour où Paris se tairait !

III

Il se taira pourtant ! – Après bien des aurores,
Bien des mois, bien des ans, bien des siècles couchés,
Quand cette rive où l’eau se brise aux ponts sonores
Sera rendue aux joncs murmurants et penchés ;

Quand la Seine fuira de pierres obstruée,
Usant quelque vieux dôme écroulé dans ses eaux,
Attentive au doux vent qui porte à la nuée
Le frisson du feuillage et le chant des oiseaux ;

Lorsqu’elle coulera, la nuit, blanche dans l’ombre,
Heureuse, en endormant son flot longtemps troublé,
De pouvoir écouter enfin ces voix sans nombre
Qui passent vaguement sous le ciel étoilé ;

Quand de cette cité, folle et rude ouvrière,
Qui, hâtant les destins à ses murs réservés,
Sous son propre marteau s’en allant en poussière,
Met son bronze en monnaie et son marbre en pavés ;

Quand des toits, des clochers, des ruches tortueuses,
Des porches, des frontons, des dômes pleins d’orgueil
Qui faisaient cette ville, aux voix tumultueuses,
Touffue, inextricable et fourmillante à l’œil,

Il ne restera plus dans l’immense campagne,
Pour toute pyramide et pour tout panthéon,
Que deux tours de granit faites par Charlemagne,
Et qu’un pilier d’airain fait par Napoléon ;

Toi, tu complèteras le triangle sublime !
L’airain sera la gloire et le granit la foi ;
Toi, tu seras la porte ouverte sur la cime
Qui dit : il faut monter pour venir jusqu’à moi !

Tu salueras là-bas cette église si vieille,
Cette colonne altière au nom toujours accru,
Debout peut-être encore, ou tombée, et pareille
Au clairon monstrueux d’un titan disparu.

Et sur ces deux débris que les destins rassemblent,
Pour toi l’aube fera resplendir à la fois
Deux signes triomphants qui de loin se ressemblent.
De près l’un est un glaive et l’autre est une croix !

Sur vous trois poseront mille ans de notre France.
La colonne est le chant d’un règne à peine ouvert.
C’est toi qui finiras l’hymne qu’elle commence.
Elle dit : Austerlitz ! tu diras : Champaubert !

IV

Arche ! alors tu seras éternelle et complète,
Quand tout ce que la Seine en son onde reflète
Aura fui pour jamais,
Quand de cette cité qui fut égale à Rome
Il ne restera plus qu’un ange, un aigle, un homme,
Debout sur trois sommets !

C’est alors que le roi, le sage, le poëte,
Tous ceux dont le passé presse l’âme inquiète,
T’admireront vivante auprès de Paris mort ;
Et, pour mieux voir ta face où flotte un sombre rêve,
Lèveront à demi ton lierre, ainsi qu’on lève
Un voile sur le front d’une aïeule qui dort !

Sur ton mur qui pour eux n’aura rien de vulgaire,
Ils chercheront nos mœurs, nos héros, notre guerre,
Tout pensifs à tes pieds ;
Ils croiront voir, le long de ta frise animée,
Revivre le grand peuple avec la grande armée !
« Oh ! diront-ils, voyez !

« Là, c’est le régiment, ce serpent des batailles,
Traînant sur mille pieds ses luisantes écailles
Qui tantôt, furieux, se roule au pied des tours,
Tantôt, d’un mouvement formidable et tranquille,
Troue un rempart de pierre et traverse une ville
Avec son front sonore où battent vingt tambours !

« Là-haut, c’est l’empereur avec ses capitaines,
Qui songe s’il ira vers ces terres lointaines
Où se tourne son char,
Et s’il doit préférer pour vaincre ou se défendre
La courbe d’Annibal ou l’angle d’Alexandre
Au carré de César.

« Là, c’est l’artillerie aux cent gueules de fonte,
D’où la fumée à flot monte, tombe et remonte,
Qui broie une cité, détruit les garnisons
Ruine par la brèche incessamment accrue
Tours, dômes, ponts, clochers, et, comme une charrue,
Creuse une horrible rue à travers les maisons !  »

Et tous les souvenirs qu’à ton front taciturne
Chaque siècle en passant versera de son urne
Leur reviendront au cœur.
Ils feront de ton mur jaillir ta vieille histoire,
Sur ton cimier vainqueur ;

« Oh ! que tout était grand dans cette époque antique !
Si les ans n’avaient pas dévasté ce portique,
Sous en retrouverions encor bien des lambeaux !
Mais le temps, grand semeur de la ronce et du lierre,
Touche les monuments d’une main familière,
Et déchire le livre aux endroits les plus beaux !  »

V

Non, le temps n’ôte rien aux choses.
Plus d’un portique à tort vanté
Dans ses lentes métamorphoses
Arrive enfin à la beauté.
Sur les monuments qu’on révère
Le temps jette un charme sévère
De leur façade à leur chevet.
Jamais, quoiqu’il brise et qu’il rouille,
La robe dont il les dépouille
Ne vaut celle qu’il leur revêt.

C’est le temps qui creuse une ride
Dans un claveau trop indigent ;
Qui sur l’angle d’un marbre aride
Passe son pouce intelligent ;
C’est lui qui, pour corriger l’œuvre,
Mêle une vivante couleuvre
Aux nœuds d’une hydre de granit.
Je crois voir rire un toit gothique
Quand le temps dans sa frise antique
Ote une pierre et met un nid !

Aussi, quand vous venez, c’est lui qui vous accueille ;
Lui qui verse l’odeur du vague chèvrefeuille
Sur ce pavé souillé peut-être d’ossements ;
Lui qui remplit d’oiseaux les sculptures farouches,
Met la vie en leurs flancs, et de leurs mornes bouches
Fait sortir mille cris charmants !

Si quelque Vénus toute nue
Gémit, pauvre marbre désert,
C’est lui, dans la verte avenue,
Qui la caresse et qui la sert.
A l’abri d’un porche héraldique
Sous un beau feuillage pudique
Il la cache jusqu’au nombril;
Et sous son pied blanc et superbe
Étend les mille fleurs de l’herbe,
Cette mosaïque d’avril!

La mémoire des morts demeure
Dans les monuments ruinés.
Là, douce et clémente, à toute heure,
Elle parle aux fronts inclinés.
Elle est là, dans l’âme affaissée
Filtrant de pensée en pensée,
Comme une nymphe au front dormant
Qui, seule sous l’obscure voûte
D’où son eau suinte goutte à goutte,
Penche son vase tristement!

VI

Mais, hélas! hélas! dit l’histoire,
Bien souvent le passé couvre plus d’un secret
Dont sur un mur vieilli la tache reparaît!
Toute ancienne muraille est noire!

Souvent, par le désert et par l’ombre absorbé,
L’édifice déchu ressemble au roi tombé.
Plus de gloire où n’est plus la foule!
Rome est humiliée et Venise est en deuil.
La ruine de tout commence par l’orgueil.
C’est le premier fronton qui croule!

Athène est triste, et cache au front du Parthénon
Les traces de l’anglais et celles du canon,

Et, pleurant ses tours mutilées,
Rêve à l’artiste grec qui versa de sa main
Quelque chose de beau comme un sourire humain
Sur le profil des propylées !

Thèbe a des temples morts où rampe en serpentant
La vipère au front plat, au regard éclatant,
Autour de la colonne torse ;
Et seul, quelque grand aigle habite en souverain
Les piliers de Rhamsès d’où les lames d’airain
S’en vont comme une vieille écorce !

Dans les débris de Gur, pleins du cri des hiboux,
Le tigre en marchant ploie et casse les bambous,
D’où s’envole le vautour chauve,
Et la lionne au pied d’un mur mystérieux
Met le groupe inquiet des lionceaux sans yeux
Qui fouillent sous son ventre fauve.

La morne Palenquè gît dans les marais verts.
A peine entre ses blocs d’herbe haute couverts
Entend-on le lézard qui bouge.
Ses murs sont obstrués d’arbres au fruit vermeil
Où volent, tout moirés par l’ombre et le soleil,
De beaux oiseaux de cuivre rouge !

Mette en sa douleur, Jumièges gravement
Etouffe un triste écho sous son portail normand,
Et laisse chanter sur ses tombes
Tous ces nids dans ses tours abrités et couvés
D’où le souffle du soir fait sur les noirs pavés
Neiger des plumes de colombes !

Comme une mère sombre, et qui dans sa fierté
Cache sous son manteau son enfant souffleté,
L’Égypte au bord du Nil assise
Dans sa robe de sable enfonce enveloppés
Ses colosses camards à la face frappés
Par le pied brutal de Cambyse.

C’est que toujours les ans contiennent quelque affront.
Toute reuine, hélas, pleure et penche le front !

VII

Mais toi ! rien n’atteindra ta majesté pudique,
Porte sainte ! jamais ton marbre véridique
Ne sera profané.
Ton cintre virginal sera pur sous la nue ;
Et les peuples à naître accourront tête nue
Vers ton front couronné !

Toujours le pâtre, au loin accroupi dans les seigles,
Verra sur ton sommet planer un cercle d’aigles.
Les chaînes à tes blocs noueront leur large tronc.
La gloire sur ta cime allumera son phare.
Ce n’est qu’en te chantant une haute fanfare
Que sous ton arc altier les siècles passeront.

Jamais rien qui ressemble à quelque ancienne honte
N’osera sur ton mur où le flot des ans monte
Répandre sa noirceur.
Tu pourras, dans ces champs où vous resterez seules,
Contempler fièrement les deux tours tes aïeules,
La colonne ta sœur !

C’est qu’on na pas caché de crime dans ta base,
Ni dans tes fondements de sang qui s’extravase !
C’est qu’on ne te fit point d’un ciment hasardeux !
C’est qu’aucun noir forfait, semé dans ta racine
Pour jeter quelque jour son ombre à ta ruine,
Ne mêle à tes lauriers son feuillage hideux !

Tandis que ces cités, dans leur cendre enfouies,
Furent pleines jadis d’actions inouïes,
Ivres de sang versé,
Si bien que le Seigneur a dit à la nature :
Refais-toi des palais dans cette architecture
Dont l’homme a mal usé !

Aussi tout est fini. Le chacal les visites ;
Les murs vont décroissant sous l’herbe parasite ;
L’étang s’installe et dort sous le dôme brisé ;
Sur les Nérons sculptés marche la bête fauve ;
L’antre se creuse où fut l’incestueuse alcôve.
Le tigre peut venir où le crime a passé !

VIII

Oh ! dans ces jours lointains où l’on n’ose descendre,
Quand trois mille ans auront passé sur notre cendre
A nous qui maintenant vivons, pensons, allons,
Quand nos fosses auront fait place à des sillons,
Si, vers le soir, un homme assis sur la colline
S’oublie à contempler cette Seine orpheline,
O Dieu ! de quel aspect triste et silencieux
Les lieux où fut Paris étonneront ses yeux !
Si c’est l’heure où déjà des vapeurs sont tombées
Sur le couchant rougi de l’or des scarabées,
Si la touffe de l’arbre est noire sur le ciel,
Dans ce demi-jour pâle où plus rien n’est réel,
Ombre où la fleur s’endort, où s’éveille l’étoile,
De quel œil il verra, comme à travers un voile,
Comme un songe aux contours grandissants et noyés,
La plaine immense et brune apparaître à ses pieds,
S’élargir lentement dans le vague nocturne,
Et comme une eau qui s’enfle et monte aux bords de l’urne,
Absorbant par degrés forêt, coteau, gazon,
Quand la nuit sera noire, emplir tout l’horizon !
Oh ! dans cette heure sombre où l’on croit voir les choses
Fuir, sous une autre forme étrangement écloses,
Quelle extase de voir dormir, quand rien ne luit,
Ces champs dont chaque pierre a contenu du bruit !
Comme il tendra l’oreille aux rumeurs indécises !
Comme il ira rêvant des figures assises
Dans le buisson penché, dans l’arbre au bord des eaux,
Dans le vieux pan de mur que lèchent les roseaux !
Qu’il cherchera de vie en ce tombeau suprême !
Et comme il se fera, s’éblouissant lui-même,
A travers la nuit trouble et les rameaux touffus,
Des visions de chars et de passants confus !
Mais non, tout sera mort. – Plus rien dans cette plaine
Qu’un peuple évanoui dont elle est encor pleine,
Que l’œil éteint de l’homme et l’œil vivant de Dieu !
Un arc, une colonne, et, là-bas, au milieu
De ce fleuve argenté dont on entend l’écume,
Une église échouée à demi dans la brume !
O spectacle ! – ainsi meurt ce que les peuples font !
Qu’un tel passé pour l’âme est un gouffre profond !
Pour ce passant pieux quel poids que notre histoire !
Surtout si tout à coup réveillant sa mémoire,
L’année a ce soir-là ramené dans son cours
Une des grandes nuits, veilles de nos grands jours,
Où l’empereur, rêvant un lendemain de gloire,
Dormait en attendant l’aube d’une victoire !

Lorsqu’enfin, fatigué de songes, vers minuit,
Las d’écouter au seuil de ce monde détruit,
Après s’être accoudé longtemps, oubliant l’heure,
Au bord de ce néant immense où rien ne pleure,
Il aura lentement regagné son chemin ;
Quand dans ce grand désert, pur de tout pas humain,
Rien ne troublera plus cette pudeur que Rome
Ou Paris ruiné doit avoir devant l’homme ;
Lorsque la solitude, enfin libre et sans bruit,
Pourra continuer ce qu’elle fait la nuit,
Si quelque être animé veille encor dans la plaine,
Peut-être verra-t-il comme sous une haleine
Soudain un pâle éclair de ta tête jaillir,
Et la colonne au loin répondre et tressaillir !
Et ses soldats de cuivre et tes soldats de pierre
Ouvrir subitement leur pesante paupière !
Et tous s’entre-heurter, réveil miraculeux !
Tels que d’anciens guerriers d’un âge fabuleux
Qu’un noir magicien, loin des temps où nous sommes,
Jadis aurait faits marbre et qu’il referait hommes !
Alors l’aigle d’airain à ton faîte endormi,
Superbe, et tout à coup se dressant à demi,
Sur ces héros baignés du feu de ses prunelles
Secouera largement ses ailes éternelles !
D’où viendra ce réveil ? d’où viendront ces clartés ?
Et ce vent qui, soufflant sur ces guerriers sculptés,
Les fera remuer sur ta face hautaine
Comme tremble un feuillage autour du tronc d’un chêne ?
Qu’importe ! Dieu le sait. Le mystère est dans tout.
L’un à l’autre à voix basse ils se diront : Debout !
Ceux de quatre vingt-seize et de mil huit cent onze,
Ceux que conduit au ciel la spirale de bronze,
Ceux que scelle à la terre un socle de granit,
Tous, poussant au combat le cheval qui hennit,
Le drapeau qui se gonfle et le canon qui roule,
A l’immense mêlée ils se rueront en foule !
Alors on entendra sur ton mur les clairons,
Les bombes, les tambours, le choc des escadrons,
Les cris, et le bruit sourd des plaines ébranlées,
Sortir confusément des pierres ciselées,
Et du pied au sommet du pilier souverain
Cent batailles rugir avec des voix d’airain.
Tout à coup, écrasant l’ennemi qui s’effare,
La victoire aux cent voix sonnera sa fanfare.
De la colonne à toi les cris se répondront.
Et puis tout se taira sur votre double front ;
Une rumeur de fête emplira la vallée,
Et Notre-Dame au loin, aux ténèbres mêlée,
Illuminant sa croix, ainsi qu’un labarum,
Vous chantera dans l’ombre un vague Te Deum !

Monument ! voilà donc la rêverie immense
Qu’à ton ombre déjà le poëte commence !
Piédestal qu’eût aimé Bélénus ou Mithra !
Arche aujourd’hui guerrière, un jour religieuse !
Rêve en pierre ébauché ! porte prodigieuse
D’un palais de géants qu’on se figurera !

Quand ’un lierre poudreux je couvre tes sculptures ;
Lorsque je vois, au fond des époques futures,
La liste des héros sur ton mur constellé
Reluire et rayonner, malgré les destinées,
A travers les rameaux des profondes années,
Comme à travers un bois brille un ciel étoilé ;

Quand ma pensée ainsi, vieillissant ton attique,
Te fait de l’avenir un passé magnifique,
Alors sous ta grandeur je me courbe effrayé,
J’admire, et, fils pieux, passant que l’art anime,
Je ne regrette rien devant ton mur sublime
Que Phidias absent et mon père oublié !

2 février 1837

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