Dicté après juillet 1830

Auteur: Victor Hugo
Année: 1835
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I

Frères ! et vous aussi, vous avez vos journées !
Vos victoires, de chêne et de fleurs couronnées,
Vos civiques lauriers, vos morts ensevelis,
Vos triomphes, si beaux à l’aube de la vie,
Vos jeunes étendards, troués à faire envie
A de vieux drapeaux d’Austerlitz !

Soyez fiers ! vous avez fait autant que vos pères.
Les droits d’un peuple entier, conquis par tant de guerres,
Vous les avez tirés tout vivants du linceul.
Juillet vous a donné, pour sauver vos familles,
Trois de ces beaux soleils qui brûlent les bastilles :
Vos pères n’en ont eu qu’un seul !

Vous êtes bien leurs fils ! c’est leur sang, c’est leur âme
Qui fait vos bras d’airain et vos regards de flamme.
Ils ont tout commencé. Vous avez votre tour.
Votre mère, c’est bien cette France féconde
Qui fait, quand il lui plaît, pour l’exemple du monde,
Tenir un siècle dans un jour !

L’Angleterre jalouse et la Grèce homérique,
Toute l’Europe admire, et la jeune Amérique
Se lève et bat des mains, du bord des océans.
Trois jours vous ont suffi pour briser vos entraves :
Vous êtes les aînés d’une race de braves,
Vous êtes les fils des géants !

C’est pour vous qu’ils traçaient avec des funérailles
Ce cercle triomphal de plaines de batailles,
Chemin victorieux, prodigieux travail,
Qui, de France parti pour enserrer la terre,
En passant par Moscou, Cadix, Rome et le Caire,
Va de Jemmape à Montmirail !

Vous êtes les enfants des belliqueux lycées !
Là vous applaudissiez nos victoires passées ;
Tous vos jeux s’ombrageaient des plis d’un étendard.
Souvent Napoléon, plein de grandes pensées,
Passant, les bras croisés, dans vos lignes pressées,
Aimanta vos fronts d’un regard !

Aigle qu’ils devaient suivre ! aigle de notre armée
Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
Dont le tonnerre un soir s’éteignit dans les flots,
Toi qui les as couvés dans l’aire paternelle,
Regarde, et sois joyeuse, et crie, et bats de l’aile !
Mère, tes aiglons sont éclos !

II

Quand notre ville épouvantée,
Surprise un matin et sans voix,
S’éveilla toute garrottée
Sous un réseau d’iniques lois,
Chacun de vous dit en son âme :
« C’est une trahison infâme !
Les peuples ont leur lendemain.
Pour rendre leur route douteuse
Suffit-il qu’une main honteuse
Change l’écriteau du chemin ?

« La parole éclate et foudroie
Tous les obstacles imprudents ;
Vérité, tu sais comme on broie
Tous les bâillons entre ses dents ;
Un roi peut te fermer son Louvre ;
Ta flamme importune, on la couvre,
On la fait éteindre aux valets ;
Mais elle brûle qui la touche !
Mais on ne ferme pas ta bouche
Comme la porte d’un palais !

« Quoi ! ce que le temps nous amène,
Quoi ! ce que nos pères ont fait,
Ce travail de la race humaine,
Ils nous prendraient tout en effet !
Quoi ! les lois ! la Charte ! chimère !
Comme un édifice éphémère
Nous verrions, en un jour d’été,
Crouler sous leurs mains acharnées
Ton œuvre de quarante années,
Laborieuse liberté !

« C’est donc pour eux que les épées
Ont relui du nord au midi !
Pour eux que les têtes coupées
Sur les pavés ont rebondi !
C’est pour ces tyrans satellites
Que nos pères, braves élites,
Ont dépassé grecs et romains !
Que tant de villes sont désertes !
Que tant de plaines, jadis vertes,
Sont blanches d’ossements humains !
« Les insensés qui font ce rêve
N’ont-ils donc pas des yeux pour voir,
Depuis que leur pouvoir s’élève,
Comme notre horizon est noir !
N’ont-ils pas vu dans leur folie
Que déjà la coupe est remplie,
Qu’on les suit des yeux en rêvant,
Qu’un foudre lointain nous éclaire,
Et que le lion populaire
Regarde ses ongles souvent ! »

III

Alors tout se leva. — L’homme, l’enfant, la femme,
Quiconque avait un bras, quiconque avait une âme,
Tout vint, tout accourut. Et la ville à grand bruit
Sur les lourds bataillons se rua jour et nuit.
En vain boulets, obus, la balle et les mitrailles,
De la vieille cité déchiraient les entrailles ;
Pavés et pans de murs croulant sous mille efforts
Aux portes des maisons amoncelaient les morts ;
Les bouches des canons trouaient au loin la foule ;
Elle se refermait comme une mer qui roule,
Et de son râle affreux ameutant les faubourgs,
Le tocsin haletant bondissait dans les tours !

IV

Trois jours, trois nuits, dans la fournaise
Tout ce peuple en feu bouillonna.
Crevant l’écharpe béarnaise
Du fer de lance d’Iéna.
En vain dix légions nouvelles
Vinrent s’abattre à grand bruit d’ailes
Dans le formidable foyer ;
Chevaux, fantassins et cohortes
Fondaient comme des branches mortes
Qui se tordent dans le brasier !

Comment donc as-tu fait pour calmer ta colère,
Souveraine cité qui vainquis en trois jours ?
Comment donc as-tu fait, ô fleuve populaire,
Pour rentrer dans ton lit et reprendre ton cours ?
O terre qui tremblais ! ô tempête ! ô tourmente !
Vengeance de la foule au sourire effrayant !
Comment donc as-tu fait pour être intelligente
Et pour choisir en foudroyant ?

C’est qu’il est plus d’un cœur stoïque
Parmi vous, fils de la cité ;
C’est qu’une jeunesse héroïque
Combattait à votre côté.
Désormais, dans toute fortune,
Vous avez une âme commune
Qui dans tous vos exploits a lui.
Honneur au grand jour qui s’écoule !
Hier vous n’étiez qu’une foule :
Vous êtes un peuple aujourd’hui !

Ces mornes conseillers de parjure et d’audace,
Voilà donc à quel peuple ils se sont attaqués !
Fléaux qu’aux derniers rois d’une fatale race
Toujours la providence envoie aux jours marqués !
Malheureux qui croyaient, dans leur erreur profonde
(Car Dieu les voulait perdre, et Dieu les aveuglait),
Qu’on prenait un matin la liberté d’un monde
Comme un oiseau dans un filet !

N’effacez rien. — Le coup d’épée
Embellit le front du soldat.
Laissons à la ville frappée
Les cicatrices du combat !
Adoptons héros et victimes.
Emplissons de ces morts sublimes
Les sépulcres du Panthéon.
Que nul souvenir ne nous pèse ;
Rendons sa tombe à Louis seize,
Sa colonne à Napoléon !

V

Oh ! laissez-moi pleurer sur cette race morte
Que rapporta l’exil et que l’exil remporte,
Vent fatal qui trois fois déjà les enleva !
Reconduisons au moins ces vieux rois de nos pères.
Rends, drapeau de Fleurus, les honneurs militaires
A l’oriflamme qui s’en va !

Je ne leur dirai point de mot qui les déchire.
Qu’ils ne se plaignent pas des adieux de la lyre !
Pas d’outrage au vieillard qui s’exile à pas lents !
C’est une piété d’épargner les ruines.
Je n’enfoncerai pas la couronne d’épines
Que la main du malheur met sur des cheveux blancs !

D’ailleurs, infortunés ! ma voix achève à peine
L’hymne de leurs douleurs dont s’allonge la chaîne.
L’exil et les tombeaux dans mes chants sont bénis ;
Et, tandis que d’un règne on saluera l’aurore,
Ma poésie en deuil ira longtemps encore
De Sainte-Hélène à Saint-Denis !

Mais que la leçon reste, éternelle et fatale,
À ces nains, étrangers sur la terre natale,
Qui font régner les rois pour leurs ambitions,
Et, pétrifiant tout sous leur groupe immobile,
Tourmentent, accroupis, de leur souffle débile
La cendre rouge encor des révolutions !

VI

Oh ! l’avenir est magnifique !
Jeunes français, jeunes amis,
Un siècle pur et pacifique
S’ouvre à vos pas mieux affermis.
Chaque jour aura sa conquête.
Depuis la base jusqu’au faîte,
Nous verrons avec majesté,
Comme une mer sur ses rivages,
Monter d’étages en étages
L’irrésistible liberté !

Vos pères, hauts de cent coudées,
Ont été forts et généreux.
Les nations intimidées
Se faisaient adopter par eux.
Ils ont fait une telle guerre
Que tous les peuples de la terre
De la France prenaient le nom,
Quittaient leur passé qui s’écroule,
Et venaient s’abriter en foule
A l’ombre de Napoléon !

Vous n’avez pas l’âme embrasée
D’une moins haute ambition !
Faites libre toute pensée
Et reine toute nation ;
Montrez la liberté dans l’ombre
A ceux qui sont dans la nuit sombre !
Allez, éclairez le chemin,
Guidez notre marche unanime,
Et faites, vers le but sublime,
Doubler le pas au genre humain !

Que l’esprit dans sa fantaisie
Suive, d’un vol plus détaché,
Ou les arts, ou la poésie,
Ou la science au front penché !
Qu’ouvert à quiconque l’implore
Le trône ait un écho sonore
Qui, pour rendre le roi meilleur,
Grossisse et répète sans cesse
Tous les conseils de la sagesse,
Toutes les plaintes du malheur !

Revenez prier sur les tombes,
Prêtres ! que craignez-vous encor ?
Qu’allez-vous faire aux catacombes
Tout reluisants de pourpre et d’or ?
Venez ! — mais plus de mitre ardente,
Plus de vaine pompe imprudente,
Plus de trône dans le saint lieu !
Rien que l’aumône et la prière !
La croix de bois, l’autel de pierre
Suffit aux hommes comme à Dieu !

VII

Et désormais, chargés du seul fardeau des âmes,
Pauvres comme le peuple, humbles comme les femmes,
Ne redoutez plus rien. Votre église est le port !
Quand longtemps a grondé la bouche du Vésuve,
Quand sa lave, écumant comme un vin dans la cuve,
Apparaît toute rouge au bord,

Naples s’émeut ; pleurante, effarée et lascive,
Elle accourt, elle étreint la terre convulsive ;
Elle demande grâce au volcan courroucé ;
Point de grâce ! un long jet de cendre et de fumée
Grandit incessamment sur la cime enflammée,
Comme un cou de vautour hors de l’air dressé.

Soudain un éclair luit ! Hors du cratère immense
La sombre éruption bondit comme en démence.
Adieu le fronton grec et le temple toscan !
La flamme des vaisseaux empourpre la voilure.
La lave se répand comme une chevelure
Sur les épaules du volcan.

Elle vient, elle vient, cette lave profonde
Qui féconde les champs et fait des ports dans l’onde ;
Plages, mer, archipels, tout tressaille à la fois ;
Ses flots roulent, vermeils, fumants, inexorables ;
Et Naple et ses palais tremblent, plus misérables
Qu’au souffle de l’orage une feuille des bois !

Chaos prodigieux ! la cendre emplit les rues,
La terre revomit des maisons disparues ;
Chaque toit éperdu se heurte au toit voisin ;
La mer bout dans le golfe et la plaine s’embrase ;
Et les clochers géants, chancelant sur leur base,
Sonnent d’eux-mêmes le tocsin !

Mais — c’est Dieu qui le veut — tout en brisant des villes,
En comblant les vallons, en effaçant les îles,
En charriant les tours sur son flot en courroux,
Tout en bouleversant les ondes et la terre,
Toujours Vésuve épargne en son propre cratère
L’humble ermitage où prie un vieux prêtre à genoux !

10 août 1830.

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