Don Juan pipé

Année: 1884

À François Coppée

Don Juan qui fut grand Seigneur en ce monde
Est aux enfers ainsi qu’un pauvre immonde
Pauvre, sans la barbe faite, et pouilleux,
Et si n’étaient la lueur de ses yeux
Et la beauté de sa maigre figure,
En le voyant ainsi quiconque jure
Qu’il est un gueux et non ce héros fier
Aux dames comme au poète si cher
Et dont l’auteur de ces humbles chroniques
Vous va parler sur des faits authentiques.

Il a son front dans ses mains et paraît
Penser beaucoup à quelque grand secret.
Il marche à pas douloureux sur la neige,
Car c’est son châtiment que rien n’allège
D’habiter seul et vêtu de léger
Loin de tout lieu où fleurit l’oranger
Et de mener ses tristes promenades
Sous un ciel veuf de toutes sérénades
Et qu’une lune morte éclaire assez
Pour expier tous ses soleils passés.
Il songe. Dieu peut gagner, car le Diable
S’est vu réduire à l’état pitoyable
De tourmenteur et de geôlier gagé
Pour être las trop tôt, et trop âgé.
Du Révolté de jadis il ne reste
Plus qu’un bourreau qu’on paie et qu’on moleste
Si bien qu’enfin la cause de l’Enfer
S’en va tombant comme un fleuve à la mer,
Au sein de l’alliance primitive.
Il ne faut pas que cette honte arrive.

Mais lui, don Juan, n’est pas mort, et se sent
Le cœur vif comme un cœur d’adolescent
Et dans sa tête une jeune pensée
Couve et nourrit une force amassée ;
S’il est damné c’est qu’il le voulut bien,
Il avait tout pour être un bon chrétien,
La foi, l’ardeur au ciel, et le baptême,
Et ce désir de volupté lui-même,
Mais s’étant découvert meilleur que Dieu,
Il résolut de se mettre en son lieu.
À cet effet, pour asservir les âmes
Il rendit siens d’abord les cœurs des femmes.
Toutes pour lui laissèrent là Jésus,
Et son orgueil jaloux monta dessus
Comme un vainqueur foule un champ de bataille.
Seule la mort pouvait être à sa taille.
Il l’insulta, la défit. C’est alors
Qu’il vint à Dieu, lui parla face à face
Sans qu’un instant hésitât son audace.

Le défiant, Lui, son Fils et ses saints !
L’affreux combat ! Très calme et les reins ceints
D’impiété cynique et de blasphème,
Ayant volé son verbe à Jésus même,
Il voyagea, funeste pèlerin,
Prêchant en chaire et chantant au lutrin,
Et le torrent amer de sa doctrine,
Parallèle à la parole divine,
Troublait la paix des simples et noyait
Toute croyance et, grossi, s’enfuyait.
Il enseignait : « Juste, prends patience.
Ton heure est proche. Et mets ta confiance
En ton bon cœur. Sois vigilant pourtant,
Et ton salut en sera sûr d’autant.
Femmes, aimez vos maris et les vôtres
Sans cependant abandonner les autres…
L’amour est un dans tous et tous dans un,
Afin qu’alors que tombe le soir brun
L’ange des nuits n’abrite sous ses ailes
Que cœurs mi-clos dans la paix fraternelle. »

Au mendiant errant dans la forêt
Il ne donnait un sol que s’il jurait.
Il ajoutait : « De ce que l’on invoque
Le nom de Dieu, celui-ci s’en choque,
Bien au contraire, et tout est pour le mieux.
Tiens, prends, et bois à ma santé, bon vieux. »
Puis il disait : « Celui-là prévarique
Qui de sa chair faisant une bourrique
La subordonne au soin de son salut
Et lui désigne un trop servile but.

La chair est sainte ! Il faut qu’on la vénère.
C’est notre fille, enfants, et notre mère,
Et c’est la fleur du jardin d’ici-bas !
Malheur à ceux qui ne l’adorent pas !
Car, non contents de renier leur être,
Ils s’en vont reniant le divin maître,
Jésus fait chair qui mourut sur la croix,
Jésus fait chair qui de sa douce voix
Ouvrait le cœur de la Samaritaine,
Jésus fait chair qu’aima la Madeleine ! »

À ce blasphème effroyable, voilà
Que le ciel de ténèbres se voila.
Et que la mer entrechoqua les îles.
On vit errer des formes dans les villes
Les mains des morts sortirent des cercueils,
Ce ne fut plus que terreurs et que deuils
Et Dieu voulant venger l’injure affreuse
Prit sa foudre en sa droite furieuse
Et maudissant don Juan, lui jeta bas
Son corps mortel, mais son âme, non pas !

Non pas son âme, on l’allait voir ! Et pâle
De male joie et d’audace infernale,
Le grand damné, royal sous ses haillons,
Promène autour son œil plein de rayons,
Et crie : « À moi l’Enfer ! ô vous qui fûtes
Par moi guidés en vos sublimes chutes,
Disciples de don Juan, reconnaissez
Ici la voix qui vous a redressés.
Satan est mort, Dieu mourra dans la fête,
Aux armes pour la suprême conquête !

Apprêtez-vous, vieillards et nouveau-nés,
C’est le grand jour pour le tour des damnés. »
Il dit. L’écho frémit et va répandre
L’appel altier, et don Juan croit entendre
Un grand frémissement de tous côtés.
Ses ordres sont à coup sûr écoutés :
Le bruit s’accroît des clameurs de victoire,
Disant son nom et racontant sa gloire.
« À nous deux, Dieu stupide, maintenant ! »
Et don Juan a foulé d’un pied tonnant

Le sol qui tremble et la neige glacée
Qui semble fondre au feu de sa pensée…
Mais le voilà qui devient glace aussi
Et dans son cœur horriblement transi
Le sang s’arrête, et son geste se fige.
Il est statue, il est glace. Ô prodige
Vengeur du Commandeur assassiné !
Tout bruit s’éteint et l’Enfer réfréné
Rentre à jamais dans ses mornes cellules.
« Ô les rodomontades ridicules »,
Dit du dehors Quelqu’un qui ricanait,
« Contes prévus ! farces que l’on connaît !
Morgue espagnole et fougue italienne !
Don Juan, faut-il afin qu’il t’en souvienne,
Que ce vieux Diable, encore que radoteur,
Ainsi te prenne en délit de candeur ?
Il est écrit de ne tenter… personne
L’Enfer ni ne se prend ni ne se donne.
Mais avant tout, ami, retiens ce point :
« On est le Diable, on ne le devient point. »

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