Le Charlatan

Recueil: Fables
Année: 1668

Le Monde n’a jamais manqué de charlatans :
Cette science, de tout temps
Fut en professeurs très fertile.
Tantôt l’un en théâtre affronte l’Achéron,
Et l’autre affiche par la ville
Qu’il est un passe-Cicéron.
Un des derniers se vantait d’être
En éloquence si grand maître,
Qu’il rendrait disert un badaud,
Un manant, un rustre, un lourdaud ;
« Oui, messieurs, un lourdaud, un animal, un âne :
Que l’on amène un âne, un âne renforcé,
Je le rendrai maître passé ;
Et veux qu’il porte la soutane. »
Le prince sut la chose ; il manda le rhéteur.
« J’ai, dit-il, en mon écurie
Un fort beau roussin d’Arcadie ;
J’en voudrais faire un orateur.
– Sire, vous pouvez tout », reprit d’abord notre homme,
On lui donna certaine somme.
Il devait, au bout de dix ans,
Mettre son âne sur les bancs ;
Sinon, il consentait d’être en place publique
Guindé la hart au col, étranglé court et net,
Ayant au dos sa rhétorique,
Et les oreilles d’un baudet.
Quelqu’un des courtisans lui dit qu’à la potence
Il voulait l’aller voir, et que, pour un pendu,
Il aurait bonne grâce et beaucoup de prestance :
Surtout qu’il se souvînt de faire à l’assistance
Un discours où son art fût au long étendu ;
Un discours pathétique, et dont le formulaire
Servît à certains Cicérons
Vulgairement nommés larrons.
L’autre reprit : « Avant l’affaire,
Le roi, l’âne, ou moi, nous mourrons. »

Il avait raison. C’est folie
De compter sur dix ans de vie.
Soyons bien buvants, bien mangeants,
Nous devons à la mort de trois l’un en dix ans.

Retour en haut

Signaler une erreur