Arthur Rimbaud, le poète prodige de la fin du XIXe siècle, a composé « Le Dormeur du val » à Douai, alors qu’il cherchait refuge après une première fugue à Paris. Chez les tantes de son professeur Georges Izambard, il a mis au propre des poèmes déjà écrits, enrichis par d’autres inspirés par l’actualité brûlante de l’époque. En effet, la guerre franco-prussienne, déclarée en juillet, avait culminé avec la défaite française et la capture de Napoléon III début septembre.
Ce sonnet emblématique, partie intégrante du « Cahier de Douai« , révèle l’œil observateur du poète qui, en pleine nature, contemple un soldat apparemment endormi. Le titre annonce un tableau paisible : un « val », petite vallée calme, et un « dormeur » reposant sur le sol. Pourtant, cette tranquillité initiale cache une sombre vérité, dévoilée dans le dernier vers par les « deux trous rouges » révélateurs.
Le Dormeur du val illustre brillamment la capacité de Rimbaud à combiner lyrisme et critique sociale. En dépeignant une nature paisible et accueillante, il plonge le lecteur dans une illusion de tranquillité pour ensuite révéler, avec force, les horreurs de la guerre. Ce poème met en lumière non seulement le talent précoce de Rimbaud, mais aussi sa profonde sensibilité aux réalités politiques et sociales de son époque.
Pour aller plus loin, explorez notre article sur l’histoire du Cahier de Douai d’Arthur Rimbaud ainsi que celui consacré aux poèmes les plus connus d’Arthur Rimbaud.
Un décor trompeur et enchanteur
Rimbaud décrit d’abord une nature accueillante et vivante, peignant une scène presque impressionniste. Les impressionnistes, peignant en plein air, se distinguaient par leur capacité à capturer la lumière et les couleurs vibrantes. De même, Rimbaud utilise des présentatifs (« c’est », « luire ») et le présent de l’indicatif pour animer le paysage. Le val est dépeint comme lumineux et coloré, bordé de montagnes et baigné de soleil. La rivière qui le traverse, la verdure luxuriante, et les touches de couleurs – du « cresson bleu » aux glaïeuls – évoquent une palette riche et vivante, dominée par le vert omniprésent.
Cette nature est plus qu’un simple décor : elle est personnifiée et animée. La rivière « chante » et la montagne est « fière ». Les rayons du soleil semblent faire « mousser » le val, et la lumière « pleut ». Cette vitalité culmine dans l’apostrophe du poète à la nature pour qu’elle berce le soldat endormi.
Un Jeune Soldat, Entre Innocence et Tragédie
Au cœur de ce tableau bucolique se trouve un jeune soldat, évoqué dès le second quatrain. Rimbaud le décrit avec une douceur presque maternelle, soulignant son innocence et sa vulnérabilité. Le soldat est « tête nue », sans protection, et « étendu dans l’herbe », son « somme » évoquant une paix enfantine. Sa pâleur contraste avec la verdure environnante, suggérant une fragilité poignante.
Mais dès le second quatrain, une inquiétude s’installe. Sa pâleur, sa comparaison à un « enfant malade », et l’absence de mouvement dans sa narine préfigurent la révélation finale. Sa main sur la poitrine et sa tranquillité trompeuse prennent un sens plus sinistre à la lumière du dernier vers : les « deux trous rouges au côté droit » révèlent que le soldat est mort, victime de la guerre.
Une Poésie Lyrique et Politique
« Le Dormeur du val » commence comme une idyllique scène lyrique, mais se transforme en une critique poignante de la guerre. La quiétude apparente du soldat contraste brutalement avec la réalité de sa mort violente. Les signes de tranquillité évoqués au début du poème pour décrire le soldat prennent un tout autre sens à la fin du poème : le soldat ne dort pas, il est mort. Ainsi, le sonnet n’est pas seulement un tableau impressionniste ou une simple évocation lyrique de la nature, mais une œuvre politique et humaine, dénonçant la cruauté de la guerre, tout en honorant la mémoire des jeunes soldats sacrifiés.
Ce poème, écrit par un adolescent de seize ans, témoigne de l’horreur de la guerre franco-prussienne et de la perte d’innocence. Rimbaud, à travers une maîtrise remarquable des contrastes et des images, manipule le lecteur pour révéler une vérité douloureuse : derrière la beauté de la nature, la brutalité de la guerre persiste. Cette révélation brutale force le lecteur à revisiter chaque détail sous un autre regard, transformant la quiétude en un poignant rappel de la fragilité de la vie et des ravages de la guerre.
À la lumière de cette analyse, redécouvrez ce poème poignant.
Le dormeur du Val d’Arthur Rimbaud
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Arthur Rimbaud, octobre 1870